En Iran, moucharder & moraliser, dans presque n’importe quel domaine privé ou public, est un sport national.
Le mouchard, homme ou femme, s’adonne à une jouissance privée et espère un gain de l’agitation qui résulte de sa délation. Le mouchardage est moralement très discutable : on dit la vérité, mais on trahit la confiance et le respect d’autrui.
La bureaucratie chiite, championne de la manipulation « populacière », appelle au الأمر بالمعروف والنهي عن المنكر – Ordonnance du bien et interdiction du mal, Amre-be Ma’aroof, pour faire court.
La vanité et les folies des dogmes islamiques sont une excuse pour se mêler de la vie de tout un chacun, même dans les actions les plus banales. Pour se protéger, la victime du mouchard s’enfonce dans mensonges et cachotteries. La hiérarchie chiite a codifié les actes de la vie quotidienne, les comportements et les pensées, à tel point que la codification en est devenue envahissante et intrusive ; elle encourage la population à ne se sentir en sécurité que dans les sillons profonds de la conformité et du traditionalisme social.
Il s’ensuit l’incitation et l’encouragement à traquer et réprimer, avec la plus grande sévérité, toute violation des règles contraignantes imposées par la République islamique. Amre be Ma’aroof favorise les mouchards et les hypocrites et condamne la sincérité et la bonne foi.
- Vous ne pouvez pas blairer le fils du voisin? Appelez les gardiens de la morale et dites-leur qu’il écoute de la musique occidentale corrompue, même si votre fils bien-aimé en fait la collection.
- Vous détestez votre patron? Attendez le Ramadan. Surprenez-le à boire un verre d’eau pendant la journée et dénoncez-le, même si vous venez de finir votre casse-croûte en catimini.
Moucharder et la présentatrice TV
La dernière cible du mouchardage, dans une trop longue liste d’épisodes de dénonciations politiques et sociales nauséabondes, est celle concernant une présentatrice de télévision, une célébrité adulée dans les rubriques people. Jeune et belle, Azadeh Namdari est aussi actrice à ses heures. Elle est devenue une icône de la Power Woman musulmane en tchador (un morceau de tissu l’habillant de la tête aux pieds) et ne manque pas une occasion de s’en vanter.
Récemment, elle a fait ce que fait l’écrasante majorité des femmes iraniennes dans un pays occidental : elle s’est débarrassée du hijab et a profité d’un pique-nique en plein air avec sa famille et ses amis. Pas de chance : elle a été filmée ne portant pas cet hijab qu’elle défend avec tant d’ardeur en Iran !
Elle a aggravé son cas en étant à une table couverte de bouteilles de bière, boisson courante dans un pique-nique européen, mais formellement interdite en Iran. La vidéo a été publiée sur YouTube, créant une déferlante d’attaques sur les réseaux sociaux.
Le ou les mouchard(s)
Qui s’est immiscé dans sa vie privée? Les gens ont droit à leur vie privée loin de l’œil public.
Qui est la crapule sans scrupules qui a enregistré la vidéo en cachette et l’a publiée ? Était-il (elle) motivé par la jalousie, l’envie, la rancune? la pure méchanceté ?
Le mouchard a eu son heure de gloire en dénonçant une femme et une figure publique qui a réussi à se faire un nom dans la société misogyne iranienne.
Quel que soit le contexte, moucharder suit la même logique hypocrite islamique qui impose hijab aux femmes, logique fondée sur l’autosuffisance, la complaisance et la mesquinerie. Des centaines d’années de croyance en la suprématie masculine en Iran ne peuvent être balayées par un haussement d’épaules. La phallocratie est présentement une arme idéologique entre les mains des fanatiques de l’islam politique.
Dans un tissu social sain, celui qui respecte les idées et la liberté de pensées et de comportement, ne songe même pas à dénoncer un pique-nique familial. La question est différente lorsque l’on atteint le cœur de la société iranienne dans laquelle le hijab est obligatoire pour les femmes, ces créatures qui incitent les hommes à la luxure. Et la consommation de boissons alcoolisées est interdite. Point barre !
Dans les faits, la liste des interdits est fastidieusement longue : la musique, la lecture (à part celle du Coran), le cinéma, la revendication d’égalité des droits pour les femmes, la liberté religieuse, la diversité culturelle, la liberté d’association, la liberté d’expression et de pensée, … etc. La liste des proscriptions qui découle des interdits en Iran favorise un climat de peur. Les citoyens vivent dans la crainte d’être dénoncés par leur entourage pour des «erreurs» visibles. Cela crée passablement d’occasions pour une populace malintentionnée de se livrer à son sport favori: le mouchardage, la délation.
Mme Namdari était en vacances en Suisse, où espionner la vie privée est une infraction pénale. Dans un pays respectueux de tous ses citoyens, indépendamment de leurs croyances, de leur religion et de leur appartenance ethnique, la Suisse fournit des moyens de sauvegarder la sphère privée et de porter plainte contre ceux qui la violent. La vermine moucharde ne prospère que sous le manteau du fanatisme religieux.
Les réactions
Les réactions au pique-nique familial décontracté de Mme Namdari, loin des sorties familiales iraniennes étouffantes et rituelles : des milliers de commentaires sur les réseaux sociaux, qui, à leur tour, ont attiré l’attention des médias traditionnels. Comme prévu, il y a eu le transfert de la haine du péché mortel au pécheur.
En farsi, de nombreux commentaires visant Mme Namdari sans hijab ont usé d’un vocabulaire obscène, vulgaire et misogyne. Elle a été littéralement lapidée (une punition barbare codifiée en Iran) en termes orduriers, ce qui a révélé, une fois de plus, que quel que soit le contexte, si une femme est attaquée, elle l’est dans ses parties intimes.
Ces mêmes commentaires, écrits en anglais, auraient été effacés par les modérateurs. Et les commentateurs pouvant être poursuivis pour incitation à la haine.
Pourquoi de telles insultes? Étaient-elles nécessaires? Non ! Loin de là. Elles ont brisé toutes les règles de la décence dans n’importe quelle culture. Les commentaires immondes ont été adoubés par les propagandistes du régime et ont révélé par là même les esprits frustrés prêts à déchaîner toute grossièreté sexuelle pour prouver … quoi? Peut-être pour se prouver qu’ils sont des hommes, seuls dignes envoyés de Dieu.
S’ils étaient des hommes d’honneur, nous ne serions pas dans un tel marasme social et politique aujourd’hui.
Certains journalistes iraniens ont développé la notion de « L’ Hypocrite voilée« , en se basant sur l’éloge faite du hijab par Mme Namdari en Iran, et à la discordance (re)marquée de sa tenue en Suisse. Nous souhaitons les qualifier d’«hypocrites dévoilés» pour avoir une vision plus large de la question. Et encore si, et seulement si le mot hypocrite peut être justifié.
Elle n’est pas seule à se débarrasser du hijab à l’étranger : la moitié de la population iranienne souhaite avoir le choix et ne pas vivre sous le diktat masculin. Beaucoup de femmes qui ont quitté l’Iran pour toujours ne le porteront plus jamais.
Je suis l’une de ces hypocrites. En Iran, même si je n’avais pas d’autre choix, je me sentais coupable d’hypocrisie et de lâcheté en portant cet hijab que je déteste. Je l’ai porté pour éviter les hezbollahis qui patrouillent en bande, et afin de ne pas être arrêtée par ces voyous et d’avoir à répondre aux questions d’ignorants barbus, arrogants et crasseux qui font partie du système de répression étatique.
Cependant, le foulard m’a également servi de protection contre les passants. Pour eux, me reluquer et me traiter de « salope, pétasse » ou autres ne suffisait pas. Ne pas porter le hijab aurait été une invitation ouverte aux molestations et attouchements sexuels.
Comment qualifieriez-vous ces agressions parfaitement légales en Iran : la répression sociale? Comment peut-on se battre si le tissu social est le reflet de la répression de l’État ?
Mohammad Fazeli, dans un article, «écraser la victime n’est pas une bravoure », a écrit: n’étiez pas vous-même passager de vols aériens étrangers où les femmes iraniennes sont à bord? Combien d’entre elles retirent leurs foulards dès que l’avion quitte la piste d’envol? N’aviez-vous pas vu des femmes iraniennes sans hijab dans d’autres pays? Ne seront-elles pas celles qui seront voilées la semaine prochaine dès leur retour en Iran? […] Les photos privées des Iraniens diffusées sur Instagram ne seraient-elles pas semblables aux photos de Mme Azadeh? Il conclut: les images de famille de Mme Namdari, prises à la sauvette, sont l’aboutissement de la dégénérescence sociale iranienne.
Le Janus bifron made in Iran
Quelques écrits ont mis les choses en perspective et discuté de la notion de mener une double vie en Iran, dans une société à deux visages.
Mener une double vie est la méthode commune d’adaptation aux contraintes des dogmes dans la République Islamique : elle est largement pratiquée à tous les niveaux. C’est le moyen le plus efficace d’avoir les bonnes références sur son curriculum vitae. Pour obtenir un emploi et progresser dans sa carrière, l’hypocrisie et la flatterie sont des atouts essentiels.
Depuis quarante ans, les citoyens iraniens vivent une double vie : en public et dans leur lieu de travail, ils agissent d’une manière. Dans leur vie privée, ils se comportent de manière complètement différente. Lorsqu’ils sont en public, ils montrent de l’intérêt, voire de l’enthousiasme pour un certain nombre de sujets, tandis qu’à l’intérieur de leur maison, ils s’en moquent éperdument.
J’ai travaillé un certain temps en Iran. J’ai été invitée à des fêtes où l’alcool coulait à flots et où un hôte agressif et ivre insistait pour que chacun s’enivre. Le lendemain matin, ce même hôte arborait le masque du pieux musulman pour s’occuper de son business et baisait la main de tout homme enturbanné pour se faire bien voir.
Est-il un infâme hypocrite ou un fin stratège recommandable?
En Europe, combien de fois avons-nous accueilli des visiteurs iraniens, certains à titre officiel, qui nous ont ont dit tout bas, (comme s’il s’agissait d’une mission de haute importance), qu’ils nous sauraient gré de leur acheter des boissons alcoolisées afin que leur propre shopping ne laissât nulle trace permettant les démasquer ?
À l’échelle du pays, avoir une double vie, est du pragmatisme et non pas de l’hypocrisie. Un hypocrite a le choix. Le pragmatique s’adapte à l’environnement hypocrite pour survivre, progresser, faire carrière.
Après quarante ans de théocratie, tous les secteurs économiques sont affectés par la peste du clientélisme et du népotisme. Le mouchardage est encouragé car, en tant que norme pour l’obtention d’informations, il permet au système de garder le contrôle.
Les théocraties Islamique policières sont légion, l’Iran n’est pas une exception. Et les quelque 80 millions d’Iraniens qui vivent en République islamique n’ont guère d’autres choix que de se plier aux règles. Mme Namdari n’est pas le parangon de l’hypocrisie comme certains le prétendent. De manière pragmatique, elle s’est adaptée à son environnement même si elle a péché par excès de zèle d’une part, et par imprudence d’autre part.
Quiconque, avec un brin de jugeote, admettrait aisément que le fait d’être sans hijab n’est pas une grosse affaire, tout juste une obligation imposée par des barbus. Toute femme qui a travaillé en Iran sait parfaitement que l’accusation de mauvais-hijabi est l’épée de Damoclès sur sa tête et cause de licenciement, peu importe ses capacités professionnelles. Alors pourquoi ne pas se contenter de préconiser hijab et tchador comme une sorte d’assurance ?
La théocratie iranienne n’a pas de contrepoids politique. Elle nous semble grande et imposante parce que ses citoyens sont à genoux. Pour progresser, ils rampent et passent la pommade aux ayatollahs.
L’absence de voix protestataires et structurées, l’omniprésence de la religiosité grossière, en particulier à Téhéran et dans les grandes villes, ont créé un terreau dans lequel seuls ceux qui ont deux visages peuvent progresser ou simplement survivre. La franchise, la liberté de pensée et d’expression, sont indésirables et châtiées. Le contrevenant peut finir pendu à une corde.
Prendre la route de l’exil est la seule solution pour rester fidèle à ses convictions.
Que celui qui est sans péché jette la première pierre…
Reçu à coups de pierres … reçu à coups de langues.