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Pauvreté et Désespoir

Pauvreté et Désespoir, Le dernier souffle, Saïd Naficy
Cette photo a été publiée par IRNA, 22 décembre 2021, bien sûr sans l'ajout de notre commentaire. La femme est une Maryam qui aurait pu illustrer la nouvelle de Saïd Naficy, Le dernier souffle, écrite en 1924.
«Le dernier souffle» de Saïd Naficy, mérite un large public attentif aux pauvreté et désespoir en Iran d’aujourd’hui. Nos mentalités sont-elles si arrêtées?

Pauvreté et Désespoir

Le dernier souffle (1924) est une nouvelle de Saïd Naficy (سعید نفیسی) figurant dans son recueil Les étoiles noires (ستارگان سیاه), probablement publié pour la première fois en 1937 : celui-ci dresse un panorama des conditions sociales iraniennes de la première moitié du XXe siècle. D’un style fin et simple, illustration saisissante de la maxime d’Alphonse Karr « plus ça change et plus c’est la même chose », il mérite d’être (re)lu par un large public conscient des maux sociaux iraniens d’aujourd’hui.

Le dernier souffle met en scène la figure de Maryam, jeune mère d’un bambin de deux ans errant désespérément dans Téhéran à la recherche d’un refuge que seule la mort lui consentira. À travers le drame de Maryam, Naficy examine la façon dont les expériences sociales et collectives peuvent améliorer, maintenir ou dégrader l’ordre des choses.

Depuis 1924, nombre de Maryam en quête de secours ont en vain frappé à des portes restées invariablement closes et rendu leur dernier souffle dans la solitude et l’abandon. Les mentalités n’ont guère changé en près d’un siècle : les opinions contemporaines sur les « Maryam » restent les mêmes que jadis et on évite soigneusement d’aborder la façon dont la pauvreté et la misère endémiques peuvent être atténuées.

L’Iran est un pays où la majorité de la population vit constamment sous la menace de la perfidie ou du désespoir. L’existence des Maryam s’y résume à celle de cancrelats. La pauvreté et le désespoir sont cultivés par les islamistes pour mater la population. Sans la moindre hésitation, les miséreuses, telles que Maryam, sont écrasées sous leurs pieds.

La nécrolâtrie iranienne honore les assassins islamistes et crache sur leurs victimes. Tuer est la manière islamiste de dialoguer avec toute espèce d’opposition.

Dans une réédition, Saïd Naficy dédie Le dernier souffle à Mastoureh Afshâr (1898-1946), une pionnière du mouvement des droits de la femme en Iran et la cofondatrice de la Société patriotique des femmes – جمعیت نسوان وطنخواه‎ – :

« À l’âme éternelle de Mastoureh Afshâr, en souvenir des nombreuses idées que nous partagions pour le bien-être des femmes iraniennes ».

Aujourd’hui, ces idées comme les braves qui les ont exprimées se sont envolés et oubliés comme le dernier souffle de Maryam.

Le dernier souffle

Six heures durant, Maryam avait frappé à toutes les portes. Le soleil pâle d’hiver était comme le dernier souffle de l’agonie du mourant. Maryam, aussi, allait se coucher avec un visage pâle.

À l’horizon, au bord du vaste ciel, comme les fils fondus d’un brasier de forgeron, les derniers rayons carminés du soleil couchant avaient teinté le paysage de safran, tandis que les joues de Maryam étaient tachetées de rouge sang.

Peu à peu, le soleil d’hiver disparaissait derrière le rideau de l’horizon. Le soleil de la vie de Maryam, aussi, se voilait lentement d’obscurité.

Des années de veille avaient ravagé le beau visage de Maryam. Le soleil de Téhéran, son compagnon de malheur, avait perdu sa splendeur ; comme le scintillement de vie dans les yeux de Maryam.

Pendant six heures, Maryam avait frappé à chaque porte. Maintenant, son bambin de deux ans dormait à côté d’elle. Le sommeil est un paradis éternel pour les enfants ; leurs âmes innocentes peuvent s’y reposer pendant des heures en toute liberté, échappant ainsi à la torture dont, affamés et en loques, ils souffrent depuis leur premier souffle en notre monde.

Ô, les anges purs ! Vous qui placez des enfants innocents dans les bras de l’amour pour les délivrer à jamais des mains des oppresseurs, Maryam vous donnera bientôt son cher enfant pour la protection éternelle.

Aucune des portes auxquelles elle avait si désespérément frappé ne s’était ouverte à elle. Elle n’avait pas entendu de voix compatissante s’adresser à elle. Aucune main généreuse ne s’était tendue pour la secourir. Depuis trois jours, Maryam n’avait pas mangé. L’innocent enfant avait partagé le jeûne de sa mère.

Combien de temps une mère aimante peut-elle verser des larmes ? Les deux petits yeux noirs qui ornent le visage maigre de Maryam, combien de larmes peuvent-ils retenir ?

Pendant les six dernières heures, Maryam avait frappé à toutes les portes. Non ! Elle ne frapperait plus aux portes ! Elle ne se tiendrait plus devant une porte fermée ! Elle ne harcèlerait plus personne ! Son cri pathétique ne ruinerait plus la paix de quiconque.

Elle était assise sur le banc de pierre devant la Porte de Shemiran. Les passants, bravant la froideur de l’hiver de Téhéran, se faisaient rares. Trois ou quatre hommes oisifs, appuyés contre un mur faisant face à la Porte, profitaient des ultimes rayons du soleil. Quand celui-ci fut couché, ils se rendirent dans la chaleur du café d’en face, le rideau de la porte tombant derrière eux. Le dernier espoir de Maryam s’évapora. La dernière fenêtre de la vie se referma sur elle.

Il s’était passé quarante jours depuis le début de l’hiver. En ces quarante jours, Maryam ne s’était pas approchée d’un feu pour en sentir la chaleur. La flamme divine, abritée dans son cœur et protégée par son âme, sanctuaires de la vie, la quittait lentement. Leur âtre silencieux était froid.

Si elle avait été un homme, elle n’aurait pas connu un tel désespoir. Elle aurait pu trouver refuge dans le coin d’un café ou sur le foin d’étable d’un riche. Où donc une jeune fille de vingt ans portant dans ses bras un bambin de deux ans pouvait-elle se réfugier, si ce n’est là où elle se dirigeait maintenant ?

L’hiver était arrivé il y a quarante jours. En ces quarante jours, l’hiver les avait attaqués par pure perfidie, avec sa froideur amère. Combien de temps une jeune fille et un enfant pouvaient-ils résister à ses assauts ?

Non ! Il fallait que cela cesse. Peut-être que l’hiver durerait encore quarante jours ; peut-être que, demain, elle devrait encore frapper six heures durant à toutes les portes sans qu’aucune ne s’ouvre. Peut-être que, demain comme aujourd’hui, elle devrait encore se retrouver assise sur le banc de pierre devant la Porte de Shemiran, enlacée par le vent froid.

Non ! Cela devait cesser. Pour combien de temps encore une vie aussi fastidieuse pouvait-elle recommencer, jour après jour ? Combien de temps une mère seule pouvait-elle se bercer d’illusions en frappant à des portes qui ne s’ouvriraient jamais ?

En y songeant, Maryam laissa le dernier souffle de sa vie s’envoler à l’air libre, confiant le vestige de sa vie, son petit endormi, au vent froid de l’hiver.

Pendant les six heures passées, Maryam avait frappé à toutes les portes. Enfin, une porte s’ouvrit à elle. Peut-être que c’était la porte du Ciel… Je ne le sais pas. Je sais seulement qu’une porte s’ouvrit pour son salut et sa délivrance.

Pendant les six heures passées, Maryam avait frappé aux portes fermées. À la fin, la porte du monde éternel s’ouvrit à elle.

Saïd Naficy, 1924 (texte en farsi, fichier PDF)

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