En France, un enseignant, Samuel Paty, a été décapité par un réfugié d’origine tchétchène de 18 ans, criant Allah-o Akbar. Le péché du professeur pour cet islamiste était d’avoir montré des caricatures satiriques, dont certaines caricatures du prophète Mahomet, lors d’un cours sur la liberté d’expression.
Cette tragédie m’a rappelé mes années d’école en Iran. J’ai obtenu mes certificats d’écoles publiques, élémentaire et secondaire, avant de suivre le cursus universitaire dans différents pays européens.
Pendant ces années et à d’innombrables occasions, j’ai dû ajuster mes cadres de pensée avec ce qu’on pourrait appeler un choc culturel. Contre toute attente, ils ont été des sources d’étonnement, et un fort désir de déchiffrer les codes culturels, et surtout d’apprendre davantage sur le monde que je connaissais si peu.
Dans différents contextes, et longuement, j’ai esquissé l’école dans Carnets d’Iran. Des préaux familiers des années 1970 aux campus européens anonymes des années 1980, les profs ont été aux côtés des élèves pour surmonter les difficultés, et pour aider les étudiants iraniens en Occident à faire face aux complications croissantes. Ils ont écouté nos silences et nous ont répondu en silence. La bonté et la confiance ne sont pas l’exclusivité d’une religion, d’un peuple ou d’une nation. Elles peuvent se trouver partout, tout en s’exprimant différemment.
Une école construite avec larmes et sang
Bibi Khanom était née au début des années 1900, septième ou huitième enfant d’une bonne douzaine de frères et sœurs, illettrée, elle était dotée d’une grande intelligence intuitive doublée d’un infini bon sens. Courageuse, elle avait tenu tête à la superstition religieuse en paroles et en actes. Adolescente, elle avait eu le béguin pour un zoroastrien, une ignominie pour une famille de seyed et de hadji . Son père l’avait d’abord expédiée dans une autre province, puis on lui avait trouvé un mari de qualité : seyed , vieux et surtout riche. Un choix qui devait faire oublier l’épisode du zoroastrien et racheter la famille aux yeux des bien-pensants musulmans.
Non, il faut qu’une fille obéisse à son père,
Voulût-il lui donner un singe pour époux. [Molière, Le Tartuffe, Acte II, Scène 3, 654-655, Dorine]
Le seyed a eu le temps d’avoir un fils avec elle avant de mourir et de laisser derrière lui une fortune importante. Veuve, mère d’un fils, ce qui clouait le bec aux mauvaises langues, et surtout riche, Bibi Khanom devint très respectable. Malgré les prétendants qui se bousculaient au portillon, elle ne se remaria jamais.
Au milieu des années 1930, elle eut l’idée de construire une école pour filles, contre l’avis des mollahs et des bigots. La fortune de Bibi Khanom empêchait l’attaque directe contre sa personne, mais par contre le matériel de construction dont elle avait besoin se volatilisait, et l’on dissuadait les maçons de venir travailler pour elle. Son école fut construite grâce à une tactique vieille comme le monde : acheter ses opposants, surtout les mollahs, par des dons directs ou indirects. Le marché des croyances, basé sur l’offre et la demande, est l’une des pratiques du capitalisme religieux. Les mollahs, tout en espérant que l’aventure tournerait court, se sont calmés pour un moment.
Une fois l’école enfin construite et ouverte à toutes, quelques parents courageux y ont envoyé leurs filles pour qu’elles apprennent à lire et à écrire. Mais le gros problème fut de trouver des femmes suffisamment instruites pour enseigner. Pour les rares femmes éduquées, il était inconcevable et indigne d’enseigner à des élèves d’un rang social inférieur.
Bibi Khanom fut confrontée à une vague d’hostilité farouche de la part des mollahs et des parents conservateurs et pusillanimes, quand elle engagea des hommes comme enseignants. L’un d’eux fut assassiné au couteau par un fanatique religieux, un Islamiste illuminé, qui finit pendu par la justice militaire et expéditive de Reza Shah. Depuis la Révolution Islamique de 1979, l’assassin a été réhabilité et élevé au rang de martyr ; une artère principale de la capitale provinciale porte son nom. Bibi Khanom dans un régime d’islam politique n’aurait pas été digne d’être souvenue, encore moins célébré. Elle a été oubliée.
Au fond de moi-même, je remercie Reza Shah et toutes les Bibi Khanom d’avoir permis que je puisse faire mon bac en Iran, trente à quarante ans plus tard. Pour Bibi Khanom, curieusement, les choses se sont calmées. Les opposants sentaient qu’ils avaient été trop loin et qu’il était grand temps d’éteindre le feu avant qu’il ne se retourne contre eux. Pour des femmes comme elle, les coups de force de Reza Shah contre l’obscurantisme religieux et pour l’émancipation des femmes étaient des bénédictions.
Mais dans leur ensemble, les femmes de la ville pouvaient être encore plus féroces et perverses dans leur pratique de l’Islam à la sauce des mollahs que les hommes. Pendant de nombreuses années, Bibi Khanom a dû se battre contre la stupidité bornée des femmes tout autant que contre celle des hommes.
Du début du 20ème siècle jusqu’à la Deuxième Guerre Mondiale, dans tout l’Iran, les scénarios sur le thème de l’éducation dans les écoles publiques ou privées non-religieuses se suivent et se ressemblent. Les variations sont les mécènes qui veulent faire avancer les choses, parfois hommes, parfois femmes. Les Islamistes conservateurs se contentent parfois de brûler l’école, menacer les profs ou intimider les quelques religieux progressistes. D’autres fois, les choses se terminent par des assassinats.
Le facteur commun dans la bataille pour l’éducation des jeunes gens et des jeunes filles a été le bon peuple qui garde le silence pendant le duel et attend le vainqueur pour l’acclamer, qu’il soit progressiste ou conservateur, peu importe.
Des caractères comme Bibi Khanom ne sont pas des exceptions dans la société iranienne. Mais ce qui manque toujours est un soutien persévérant de ceux qui ressentent la même chose ; enthousiastes au départ, ils rentrent dans leur trou à la première difficulté pour attendre patiemment le vainqueur du conflit et le féliciter. Cette couardise pourrit notre vie depuis bien longtemps. Cette lâcheté congénitale empêche la confrontation des idées et les débats sur la place publique. Cette hypocrisie suscite mesquineries et coups de couteau dans le dos. Elle paralyse la démocratie et fortifie les despotes.
Un prof d’histoire à ne pas oublier
Mon professeur de littérature et d’histoire Fârsi était un homme bon. Les bourreaux des tribunaux de la Révolution Islamique ont exécuté ce professeur, en 1981 ou en 1982, comme criminel communiste, un toudahi . C’était un prof dans l’âme qui a péri sur l’autel des tartuffes.
Qui savent ajuster leur zèle avec leurs vices,
Sont prompts, vindicatifs, sans foi, pleins d’artifices,
Et pour perdre quelqu’un couvrent insolemment
De l’intérêt du Ciel leur féroce ressentiment,
D’autant plus dangereux dans leur âpre colère,
Qu’ils prennent contre nous des armes qu’on révère,
Et que leur passion, dont on leur sait bon gré,
Veut nous assassiner avec un fer sacré. [Molière, Le Tartuffe, Acte I, Scène 5, 373-380, Cléante.]
Et même si ç’avait été le cas ? Je n’en ai rien à cirer de savoir s’il était un fils de pute, un communiste ou un capitaliste ; c’était un bon prof qui faisait son boulot honnêtement. Il a su nous émouvoir par la simplicité et l’exactitude de ses récits historiques. Il nous a appris à aimer l’histoire, toutes les histoires. L’enseignement de l’histoire demande du talent et lui, un petit prof de province, en avait à revendre. Hors programme scolaire, il nous a parlé de Treblinka et de la cruauté des Nazis dans les Camps de Concentration. Il aimait le Mahatma Gandhi. Pour les ayatollahs et leur clique, il était un renégat.
Maudit soit celui qui dénie la liberté d’expression au nom de la purification de la race, de la religion ou toute autre assertion. Maudit soit l’obscurantisme barbare de nos mollahs qui traîne notre histoire dans la boue. Maudits soient le lâche et l’hypocrite qui laissent faire.
Ils veulent que chacun soit aveugle comme eux.
C’est être libertin que d’avoir de bons yeux,
Et qui n’adore pas de vaines simagrées
N’a ni respect ni foi pour les choses sacrées. [Molière, Le Tartuffe, Acte I, Scène 5, 319-322, Cléante.]
Mon professeur avait été restreint dans son enseignement par l’ impitoyable SAVAK, service de renseignement secret et du shah. Leurs ordres et injonctions étaient de prévenir et de punir le crime de lèse-majesté partout, y compris dans les écoles.
Le prof savait quand il ne fallait pas merdouiller avec la SAVAK, non seulement pour se protéger, mais aussi pour épargner ses élèves. Quand nous flirtions avec des sujets censurés et franchissions les lignes rouges, sentant un problème avec le régime, il faisait doucement taire ses soixante-deux adolescentes tapageuses et bruyantes en commençant l’analyse d’un texte difficile.
Pour les mollahs et leur clique, il était un renégat. Ils ont tué un excellent professeur, un monsieur ouvrant les portes pour que ses élèves découvrent par eux-mêmes le monde au-delà de la forteresse de l’ignorance.
Maudit soit celui qui dénie la liberté d’expression au nom de la purification de la race, de la religion ou toute autre assertion. Maudit soit l’obscurantisme barbare de nos mollahs qui traîne notre histoire dans la boue. Maudits soient le lâche et l’hypocrite qui laissent faire.
Des décennies plus tard au 21e siècle
En 2006, en visite à ma ville natale, une localité provinciale de troisième ordre, je me suis dirigé vers mon école secondaire.
Les manuels d’histoire de la République Islamique affirment que le chemin de l’école des jeunes était pavé de péchés et de corruption : les vêtements des femmes, les photos des magazines, les posters des cinémas, les boutiques de musique […]. Les clubs de jeunesse […] étaient des lieux de jeu, ghomâr, et de luxure. Le nombre de boutiques vendant de l’alcool dépassait largement celui des librairies.
Je retrouve les vestiges du décor d’il y a trente ans : des maisons familiales, quelques marchands ambulants, un boucher et une librairie-papeterie. Il y a trente ans, il n’y avait ni marchands de spiritueux, ni salles de jeu, ni bordels. Et maintenant, il n’y a plus ni gaieté, ni vie…
La porte de mon lycée n’a pas changé. De couleur gris bleu, elle est plus rouillée et plus usée. Une fillette, vêtue de la tête aux pieds d’un tchador noir à la mode islamique, sort et ferme la porte derrière elle. La tête baissée, elle longe le trottoir en évitant les passants mâles. Elle a une démarche soumise, parfaitement adaptée à la République Islamique.
Plus tard, un ex-prof de littérature farsi sous le régime du Shah, gagnant sa vie en tant que propriétaire d’une librairie délabrée, m’a dit: [après la révolution], je suis resté encore un peu à mon poste de prof. Puis on a purgé les écoles des profs qui n’étaient pas dans la ligne de Khomeiny. J’ai dû partir pour sauver ma tête.
La mère d’un adolescent avait ceci à dire: en classe, les professeurs remplissent la tête des enfants avec de la bouse, et nous, les parents, devons nettoyer cette bouse après. Si nous le pouvons.
Dans ma ville natale, des gamins sales et en guenilles me regardent passer. L’un d’eux s’avance, hésite et recule. Encouragé par mon salâm et par ses compagnons qui le poussent, il ravale sa timidité et bravement me demande d’où je viens. En peu de temps, j’ai une petite cour de garnements bruyants, curieux et vifs qui m’appellent dame âgée ou cheveux-blancs. Cette marque de respect me touche beaucoup. Une fillette de douze ou treize ans, fagotée dans des mètres de tissu gris-noir fané et sale, tient fermement la main d’un petit bonhomme de trois ou quatre ans. Elle écoute attentivement. Je lui demande dans quelle classe elle est. Elle hausse les épaules : « Je ne vais pas à l’école. Toi, tu sais lire ? »
Post Scriptum
J’entends le discours des apologistes de la République islamique d’Iran: Aujourd’hui, les choses sont tellement différentes pour les femmes : elles vont toutes à l’école, elles sont éduquées, elles votent….
Demandez-leur quand la liberté pour une femme commence et quand elle prend fin.
Demandez-leur quelles sont les chances des femmes pour que leurs revendications soient entendues en public.
Demandez-leur combien de fois leurs sœurs, filles et mère ont été qualifiées de putes et de garces parce qu’elles s’opposaient à une position absurde des mollahs ou à une déclaration religieuse grotesque.
Enfin, interrogez-les sur l’éducation et la protection des petites filles Kurdes, Baloutches ou Arabes qui grandissent dans les zones rurales et semi-rurales iraniennes.
Allez plus loin et demandez-leur comment les citoyens – hommes et femmes – élargissent leurs horizons et leurs connaissances en dehors des valeurs islamiques enseignées dans les écoles.
Interrogez-les sur les programmes scolaires, la censure et la propagande des manuels. Un grondement confus ou un embarras sourd suit.
Dans la République islamique d’Iran, les horizons sont réduits. La liberté d’apprentissage et la liberté d’expression, sont contenues dans un petit lopin entouré de fortifications érigées à l’âge des ténèbres. Sortir du rempart ruine la vie et peut être fatal.
Salut aux profs assassinés, tant que nous vivrons, ils resteront dans nos mémoires.